Alphée (Alexandre HARDY) ou la justice d’amour

sous-titre : la justice d’amour

Pastorale en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1606.

 

Personnages

 

ALPHÉE

DAPHNIS

ISANDRE

CORINE

SATYRE

DRYADE

MÉLANIE

EURIALE

ÉCHO

CORIDON

CUPIDON

CHŒUR DE BERGERS

TROUPE DE SATYRES

 

 

ARGUMENT DE LA PASTORALE

 

Isandre, vieil Berger, autant renommé entre les Arcades pour ses richesses et prud’homie, que pour l’incomparable beauté d’Alphée son unique, ayant su de l’oracle, que le mariage de sa fille susciterait de grands troubles à sa maison, afin d’obvier aux accidents, se résolut de ne la point marier, et de fait la tenant recluse chez soi, il ne lui permet la hantise de personne. Toutefois, l’ayant selon la coutume, menée aux Palilies, elle perdit son père en la presse, et fortuitement rencontrée par Daphnis, jeune Berger des plus accomplis, il la reconduit au logis, et par le chemin contracte un commencement d’amitié avec ceste belle Nymphe. Le père au lieu de lui savoir gré de telle courtoisie, la prend en très mauvaise part, et tient sa fille plus captive que jamais. Cependant Corine Magicienne, de moyen âge, passionnée outre mesure de l’amour de Daphnis, après plusieurs refus découvre ses nouvelles amours avec Alphée, les révèle au père, et réduit ce couple innocent d’amants au désespoir de toute jouissance. Un Satyre d’ailleurs aime Corine, et lui sert de passetemps, moqué et bafoué à tout propos ; ce même Satire est aimé d’une Dryade qu’il méprise, et par un mélange agréable en sa contrariété, la Dryade aimée du bel Euriale n’en fait conte, de sorte que l’extrémité de ses rigueurs fait sortir ce jeune berger de son bon sens. Mélanie, qui en est idolâtre perd toute patience de le voir en tel état, sans y pouvoir apporter de remède. Or Daphnis après cela, courant du désespoir à la vengeance, aborde Corine, la menace de l’étrangler, si elle ne se dément de son imposture devant Isandre, elle irritée en faveur de ses charmes, le métamorphose en rocher, et Isandre avec sa fille, accourus au spectacle, sont aussi transformés, l’un en arbre, l’autre en fontaine. Le désastre de ces trois personnes convie la commune des pasteurs Arcades contre la Magicienne, et sous la conduite d’Euriale tout un peuple vient pour contraindre Corine, à leur rendre la première forme, elle implore le secours, tant du Satyre, que de ses Démons : Il se fait là dessus une furieuse mêlée, en laquelle amour rendant sa Déité visible, accoise leurs débats, ôte le charme, et fait trois mariages en un, de Daphnis avec sa chère Alphée, d’Euriale avec Mélanie, et du vieil Isandre, avec Corine.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ALPHÉE, DAPHNIS

 

ALPHÉE.

Que de malheur m’accompagne chétive,

Dedans le temple à mes veux attentive,

Et aux honneurs que te font assemblés,

Tous nos bergers, ô Déesse des blés,

Grande Pales qu’adore l’Arcadie,

Voici qu’à coup one foule hardie,

Mon père et moi sépare sans égard,

Deçà, delà s’écarte mon regard,

Ma voix en vain le réclame importune,

Et pour surcroît de mauvaise fortune,

Parmi ce nombre infini s’écoulant,

La nuit déjà sur nos yeux dévalant,

Nymphe, parente, ou voisine trouvée,

À ce besoin secourable éprouvée,

Ne s’offre ici propre à reconvier

Mes pas tremblants, crainte de fourvoyer,

Dieux ! aux retour que me dira mon père ?

Comment pourrai-je adoucir sa colère ?

DAPHNIS.

Divine Alphée, un esclave berger,

Te reconduit si tu veux sans danger.

ALPHÉE.

Et qui es-tu qui me nommes surprise ?

DAPHNIS.

Daphnis, qui l’heur de ta rencontre prise

Plus que d’avoir mille laineux troupeaux,

Dessus Menale aux verdoyants coupeaux.

ALPHÉE.

L’occasion ?

DAPHNIS.

Tu me demandes chose,

Qui de frayeur le silence m’impose.

ALPHÉE.

Si n’estimai-je avoir partie en moi,

Qui puisse ou doive apporter de l’effroi.

DAPHNIS.

Tu n’es qu’amour, que douceur, que merveilles.

ALPHÉE.

Commence Alphée, à boucher tes oreilles.

DAPHNIS.

Quelles façons de faire sont-ce là ?

ALPHÉE.

Je sui l’avis paternel en cela.

DAPHNIS.

Qui porte ?

ALPHÉE.

Et veut que sourde à ces louanges

Dues ailleurs, de langage tu changes.

DAPHNIS.

Ainsi ma peur s’achemine à l’effet.

ALPHÉE.

Veux-tu mon père obliger d’un bienfait ?

DAPHNIS.

Très volontiers, commande en son absence,

Sur ton captif use de ta puissance.

ALPHÉE.

Marchant premier, souffre qu’à ce besoin,

Jusqu’au logis je te suive de loin.

DAPHNIS.

Pestiféré, traite-moi de la sorte,

Pour le présent nul venin je ne porte,

Hormis celui, qu’épand (contagieux,)

Une beauté, dans l’âme par les yeux,

Une beauté qu’en vain tu tiens voilée

Cruelle, après ma franchise volée.

ALPHÉE.

Moi, retenir chose qui t’appartint ?

Que mon sujet esclave te retint ?

Où ? depuis quand ? le moyen ? l’apparence ?

Tu te méprends, je n’ai pas l’assurance,

Moins le désir de te faire aucun tort,

Or sans discours marchons un peu plus fort.

DAPHNIS.

Tu ne seras que trop tôt arrivée

En la prison journalière éprouvé,

Où te réduit un vieillard rigoureux,

Où ton printemps s’écoule malheureux,

Où l’inhumain traite sa géniture

Comme ennemi juré de la nature,

Comme il ferait les lions et les ours,

Recluse en peur, sous la verge toujours.

Ne souffre plus tel inique servage

Propre à dompter quelque bête sauvage,

Ne souffre plus que ta douce beauté

Loin de mes yeux paisse sa cruauté,

Tu me la dois, gardien plus fidele,

Qui meurs le jour cent mille fois pour elle,

Et ne la veux que légitime époux,

Ou bien le Ciel m’extermine en courroux.

ALPHÉE.

Berger de grâce impose-toi silence,

Mes désirs n’ont nul poids mis en balance,

Un sage père absolu de pouvoir,

Le temps venu me saura bien pourvoir.

DAPHNIS.

Te semble pas le temps venu, mauvaise,

Or que l’amour fait sa douce fournaise

De ce beau sein qui dessous ton collet

Enfle arrondi deux montagnes de lait ?

Or que tu sens l’aigre-douce pointure

Du Dieu qui fit du chaos ouverture,

Qui tu la sens, ou la dusses sentir,

Le taire ici s’appelle consentir.

ALPHÉE.

Ô qu’à tes pieds présentement j’expire,

Si que c’est d’amour je saurai dire.

DAPHNIS.

Donc n’as-tu vu, (rustique passetemps,)

S’entre-baiser les tourtes au printemps,

Les oisillons sous l’obscur des ramées,

Voleur après leurs femelles aimées :

Donc n’as-tu vu les taureaux négliger

Ès près herbus le boire et le manger,

Lorsque l’amour furieux les tourmente,

Chacun jaloux près de sa chère amante,

Donc n’as-tu vu les passereaux mignards

Venir après mille tours frétillards.

ALPHÉE.

Holà Pasteur, ces exemples suffisent,

Qui néanmoins de rien plus ne m’instruisent.

DAPHNIS.

Grande malice, ô que tu ne permets.

ALPHÉE.

Nous approchons le logis désormais.

DAPHNIS.

Nous approchons l’éclipse redoutée

De mon Soleil en ta lumière ôtée.

ALPHÉE.

Le pauvre cœur me palpite d’effroi.

DAPHNIS.

N’en jure point Bergère, je le crois.

Mais si tu veux me fier ton excuse,

Nous renvoyons la censure confuse,

De qui te cause une enfantine peur.

ALPHÉE.

Tu ferais donc mon présage trompeur.

DAPHNIS.

Oui, ne te chaille, et ce peu de service

Reçois ma saincte en premier sacrifice,

Et poise mieux mes prières un jour,

Dessus les fruits d’un conjugal amour.

 

 

Scène II

 

ISANDRE, DAPHNIS, ALPHÉE

 

ISANDRE.

Dieux immortels, que l’ignorance humaine

Fonde souvent son mieux sur chose vaine !

Borne le plus de sa félicité

Dans ce qui n’est que pure adversité.

Chacun son heur par les enfants mesure,

Qui font revivre après la sépulture,

Chez qui vieillards on trouve du support,

Mais que d’écueils entre nous et ce port !

Que ce rosier en épines abonde,

Sans qu’une fleur d’espérance réponde,

Veuf, à qui l’âge approche le tombeau,

Ma maison n’a d’appui ni de flambeau,

Rien qu’une fille assez voire trop belle,

Vu que l’oracle (effroyable nouvelle !)

Sur ses destins enquis me la prédit

Cause entre nous d’un tumulte maudit,

D’une discorde étrange, partiale

Qu’amortira la torche nuptiale,

Moi qui mes jours veux couler en repos,

Fais qu’elle fuit ce joug tout à propos,

La tien chez nous quasi comme captive,

Crainte toujours que ce désastre arrive,

Crainte toujours de le voir prévenir

Ma fin qui doit si prochaine venir,

N’importe après sous quelle destinée

S’accomplira son futur hyménée :

Or un penser m’afflige soucieux,

L’éclair plutôt ne disparaît aux yeux,

Que dans la presse aujourd’hui l’indiscrète

S’est à ma vue et à ma main soustraite,

Si par malice encor ne sait-on pas,

Ce fol amour a tant et tant d’appas.

Mais la voici qu’un pasteur me ramène,

Trop envers nous prodigue de sa peine.

DAPHNIS.

Pan te bénisse incomparable honneur

De nos bergers à qui j’ai ce bonheur

Guide fidèle offert à l’aventure,

De rendre sauf ce miracle en nature,

Qui réclamait le secours paternel,

Qui s’imagine un acte criminel,

D’avoir (contrainte) accepté ma conduite,

Excuse donc l’audace fortuite,

L’audace prise à te l’accompagner,

D’un qui te veut son zèle témoigner.

ISANDRE.

Ta courtoisie aucunement suspecte,

Trop à mon gré m’oblige, et me respecte,

Adieu Berger je te crains séducteur,

Plus que cent fois je n’aime conducteur.

DAPHNIS.

Périsse mal quiconque de sa vie

Voudra (tenté d’une brutale envie)

À sa beauté pudique s’adresser,

Que c’est à tort l’innocence offenser,

Que c’est vouloir nourrir sa défiance,

Par le refus d’une stable alliance.

ISANDRE.

Adieu Berger, dedans vingt ou trente ans

On résoudra sur ce que tu prétends.

DAPHNIS.

Le Ciel a mieux favorable t’inspire,

En abrégeant mes jours, ou mon martyre.

ISANDRE.

Que de propos inutiles perdus,

Et sur un rien frivoles étendus !

Approche-toi, approche-toi fuitive,

Lors que je crois qu’obéissante on suive,

Lièvre jamais plus subtil ne rusa

Mieux les lévriers poursuivants n’abusa,

Qui te mouvait ? confesse misérable,

Où mon courroux t’apprête inexorable.

ALPHÉE.

Surprise hélas, de pareil accident,

Des cris, des pleurs, en la foule épandant,

Mille diront que l’âme au vif atteinte,

Vous séparé, ne montra nulle feinte.

Or le moyen que cela n’advint pas,

Un voile obscur m’aveugle à chaque pas,

Outre qu’adonc la presse qui maîtrise,

Me contraignait plus forte, à lâcher prise.

ISANDRE.

Ce sont discours, ta propre volonté

Souffre de guide un pasteur effronté,

Qui me déplaît et qui porte hypocrite

De ton honneur la perte en l’âme écrite,

Ne le vois plus prés, ou loin désormais,

Ou me fléchir ne présume jamais,

Ta gloire gît à vivre solitaire,

À m’obéir, et apprendre à te taire.

ALPHÉE.

Tous mes plaisirs ne pendent limités,

Tous mes désirs que de vos volontés.

 

 

Scène III

 

CORINE, SATYRE

 

CORINE.

Cruel enfant d’une bénigne mère,

Apaise Amour, apaise ta colère,

Cherche à tes dards ailleurs victorieux

Quelque sujet de renom glorieux,

Dompte asservi les courages rebelles,

Croît ton empire en conquêtes nouvelles,

De ces beautés orgueilleuses d’avoir

Jusqu’à présent ignoré ton pouvoir,

De ces beautés que l’âge favorise,

Tu n’as d’honneur désormais à ma prise,

Tu ne dois plus meurtrir, lâche vainqueur

Qui te rendit sans combattre son cœur,

Qui te voua sa jeunesse passée,

Ha ! veuille donc sortir de ma pensée,

Laisse en repos ce qui reste à mes jours :

Mais arme-toi plutôt à mon secours,

De ce Narcis réprime l’insolence,

Qui de mes feux moque la violence,

Qui se croit seul capable résister,

(Chose impossible) au même Jupiter

Ô vains regrets, prières superflues ;

Ô désespoir, ô ingrat qui me tues !

Ne crains tu point que ta témérité

Le châtiment subisse mérité ?

Que sous mes vers ? ha ! renfort de martyre,

Voici venir cet importun Satyre,

Qui me poursuit frénétique d’amour.

SATYRE.

Mon cœur, non tout, na lumière, bonjour,

Que faisais-tu ? que dis-tu ma Carite ?

CORINE.

Que ta folie un voyage mérite.

SATYRE.

Où ma Déesse ?

CORINE.

En Anticire, où vont

Ceux qui purger d’ellébore se font.

SATYRE.

Tu es toujours gausseuse, mais n’importe ;

Reçois les fruits et les fleurs que t’apporte

Dans se coffin ma pure affection.

CORINE.

Tu me ravis en la perfection

De tes discours cornus comme le maître,

Or sus or sus voyons que ce peut être.

SATYRE.

Entre les fleurs admire ces beaux lys,

Dans le vallon de ma grotte cueillis,

Coule ta main sur ces roses musquées,

D’un or luisant par le milieu marquées,

Fouille hardie encore plus avant,

Tu m’avoueras n’avoir de ton vivant.

CORINE.

Ô Dieux ! Ô Dieux ! une abeille irritée

Me laisse au doit son armure plantée,

Morte elle tombe, et tu m’oserais bien

Traitre nier que tu n’en savais rien ?

Offre tes dons à d’autres en malheure.

SATYRE.

Si j’y pensais fraude aucune, je meure.

CORINE.

Fui, que ces mains ne t’assomment de coups.

SATYRE.

J’aime mieux fuir qu’accroître ton courroux.

CORINE.

Monstre brutal horrible à la nature,

Que pusses-tu sous pareille aventure

Faire qu’amour en guise de frelon

Piquât celui que conçut l’Aquilon,

Ce beau Daphnis, le geôlier de mon âme,

Hélas ! hélas ! ma blessure s’enflamme,

Il faut dessus quelque vers murmurer,

Et sa douleur profonde conjurer,

Qui te cuira bouquin, je le proteste,

Si tu me suis davantage moleste.

 

 

Scène IV

 

SATYRE, DRYADE

 

SATYRE.

Un plus chétif ne respire le jour,

Tout réussit contraire à mon amour,

Le Ciel jaloux ne pouvait sa rancune

Mieux opposer à ma bonne fortune,

De mes travaux mieux perdre le fruit meurt,

L’heure commode, et prise en belle humeur,

Je la voyais rire déjà dans l’âme,

Déjà s’éprendre aux rayons de ma flamme,

Ja la voyais se plaire à ce présent,

D’avoir sa grâce à l’heure suffisant,

Si quelque Érine en cette mouche enclose,

Et embusquée es replis d’une rose,

L’occasion n’eût ravie à mes vœux,

Qui se laissait empoigner les cheveux :

Pauvre Satyre, ha ! que ce coup d’orage,

Coup impourvu t’émousse le courage !

Désespéré, confus, vague d’esprit,

Oncque malheur pareil ne me surprit.

DRYADE.

Quelque accident d’amoureuse disgrâce

Te fait gémir, et se lit en ta face,

Donc à l’écart sur le fleurage assis,

Déclare-moi qui cause tes soucis.

SATYRE.

Passe chemin Dryade, où sans mot dire

Creuse une tombe à ce mourant Satyre.

DRYADE.

Hélas ! de vrai ta couleur pâlit fort,

Choisi plutôt mon chêne de support,

Non, pour le mieux, couchés ensemble à l’ombre,

Sur ce gazon récite ton encombre.

SATYRE.

Une homicide, une ingrate beauté,

De son service exclut ma loyauté ;

Corine hélas !

DRYADE.

Quelle mouche la pique ?

SATYRE.

Tu parles Nymphe en esprit prophétique,

Rien qu’une mouche, en des fleurs que j’offrois,

De son courroux ne m’imprime l’effroi.

DRYADE.

Plaisante histoire, achève.

SATYRE.

D’aventure

Elle a senti sa légère pointure,

En maniant les déloyales fleurs,

Qui m’ont produit ce malheur des malheurs.

DRYADE.

Doncques fais-tu Corine ton idole,

Si le cœur est conforme à la parole ?

SATYRE.

Le doux aimant de ses perfections,

Une excellence es moindres actions

Traine mon âme en triomphe captive,

Je l’aime, et veux aimer tant que je vive.

DRYADE.

Déjà sur l’âge elle dût néanmoins,

De tel orgueil retenir un peu moins.

SATYRE.

Cent mille attraits que sa grâce possède.

DRYADE.

Le nombre passe, et ma créance excède.

SATYRE.

Réparent bien la perte d’un printemps,

Qui l’abandonne il n’y a pas longtemps.

DRYADE.

Bref, que tes yeux se l’imaginent belle.

SATYRE.

Et que mes feux glacent cette rebelle.

DRYADE.

Change pour voir, busque fortune ailleurs,

Tu trouveras tant de partis meilleurs.

SATYRE.

Unique objet logé dedans mon âme,

Autre ne peut succéder à sa flamme.

DRYADE.

Ton désir a de faibles aiguillons,

Voyant un front qui se ride en sillons.

SATYRE.

Il m’apparaît plus poli que la glace.

DRYADE.

Un charme aveugle en tes sens trouve placé.

SATYRE.

« Soit charme où non, qui se sait contenter

« De peu, ne doit davantage tenter.

DRYADE.

Oui, mais ce peu ta puissance surmonte,

Si que de toi l’ingrate ne fait conte,

De toi que dût quelque jeune beauté,

Tenir heureux parmi sa privauté,

De toi, qui es des Satyres la gloire.

SATYRE.

J’ai beau lui dire, elle n’en veut rien croire.

DRYADE.

Dispos, allègre, inventif, courageux,

Propre à la lutte, à la dance, et aux jeux,

Que craint la troupe infernale, régie

Sous les secrets de ta noire magie.

SATYRE.

Corine excelle en ce même savoir,

Qui d’alléger mes douleurs n’a pouvoir.

DRYADE.

Tu guériras, fusses-tu plus malade,

Le conseil pris que donne une Dryade.

SATYRE.

Quel ?

DRYADE.

Tes désirs autre part attachés,

De la tenir au rang des vieux péchés,

Je te promets alors une maîtresse ;

Ô pauvre Nymphe à toi-même traitresse,

Ta pudeur sort des bornes du devoir,

Adieu Satyre, Adieu jusqu’au revoir.

SATYRE, seul.

La vérité de sa bouche échappée,

Dedans mes rets la prouve enveloppée,

Ma bonne grâce au vif certes l’atteint,

Si je ne suis tant délicat de teint,

Sans fard on m’aime, et cependant Corine

Me reproche ore une barbe bouquine,

Tantôt ce front martial, nourrissant

Deux cornichons, tels qu’un jeune croissant ;

Garde qu’en fin superbe, rigoureuse,

De ton refus une autre vive heureuse,

Qu’impatient aux outrages soufferts,

Elle ravisse un trésor que tu perds :

Non, ne crains pas, ma ferveur obstinée,

Chez toi finît avec ma destinée :

Donc pour lui plaire, et paraître plus beau,

Relavons-nous dans le proche ruisseau.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MÉLANIE, EURIALE, DRYADE

 

MÉLANIE.

Mes yeux l’ont vu, ta justice infinie,

Porte carquois, venge trop Mélanie ;

Ton pouvoir luit à ce coup merveilleux

Et redoutable envers un orgueilleux,

Un Euriale ingrat outre mesure,

À ma constance, à mon amitié pure,

Voilà qu’épris (bizarre affection !)

D’une Dryade il fait élection,

Qui ne dément son naturel sauvage ;

Qui prise ailleurs dessous pire servage,

Après l’espoir lui a perdu l’esprit,

Perte, qu’encor l’impitoyable rit,

Perte, qu’encor je pleure à chaudes larmes,

Dieux le voici !

EURIALE furieux.

Pasteurs accourez aux armes,

Sus vite enfants, qu’à force de cailloux,

De traits, de dards, on m’écarte ces loups :

Courage, l’un trébuche contre terre ;

Ô quel fracas horrible de tonnerre !

Fuyons bergers, le Ciel tombe éclatant ;

Mais, n’est-ce là ma Nymphe qui m’attend,

La vois-je pas ma Dryade jolie ?

MÉLANIE.

Triste spectacle, effroyable folie,

Qui me transit de crainte et de pitié !

EURIALE.

Tu ne peux plus frustrer mon amitié,

Plus lui tollir sa juste récompense.

MÉLANIE.

L’extrémité me tient l’âme suspense,

Soit de répondre, ou m’ôter de ses yeux,

Car que feindrait de faire un furieux ?

EURIALE.

Parle mauvaise, et allège ma fièvre,

D’un doux baiser cueilli dessus ta lèvre.

MÉLANIE.

Tu te méprends berger, je ne suis pas.

EURIALE.

Non, malheureux j’aurai perdu mes pas.

MÉLANIE.

Me connais-tu ?

EURIALE.

Ha ! chère Mélanie.

MÉLANIE.

Ta bouche dit ce que l’effet me nie.

EURIALE.

Hausse la voix, certaine surdité

Me tient depuis autre commodité.

MÉLANIE.

Oui, que quasi tu souffres volontaire.

EURIALE.

Ne plus ne moins que sa chaine un forçaire.

MÉLANIE.

Le vieil proverbe ici te réglera

« Tel différent, aime qui t’aimera.

EURIALE.

Tu ne dis pas qu’où manque la puissance,

Aucune loi n’astreint d’obéissance.

MÉLANIE.

Tu ne sens pas, diverti de penser,

Que ta langueur commence à te laisser.

EURIALE.

Mais l’inhumain retourne plus avide,

Sus, sus, poursuis ta Dryade homicide,

Meurs, où fléchi son courage à l’amour ;

Elle paraît l’aurore de mon jour,

N’en doute plus, la voilà qui regarde,

Et ja s’apprête à la course fuyarde,

Mais mon ardeur sa fuite préviendra,

Plus que le vent légère l’atteindra.

MÉLANIE.

Un tourbillon de vitesse n’égale

Ce fol, qui court à sa perte fatale,

Qui ne veut pas à la raison remis,

Jouir de l’heur de son calme permis :

Dieux ! le plaisir, oncques biche parue,

Ne se vit mieux de la meute courue,

Que la Dryade agile s’esquivant,

Et qui plus fine à gagné le devant.

DRYADE.

Tu ne tiens rien, ta frivole poursuite

Plutôt des vents arrêterait la fuite,

Joint que pressée, et si tu le pouvais.

Une clameur, un accent de ma vois,

Faunes, Sylvains, Oréades, Napées,

Arme soudain, tes embûches trompées :

Pauvre insensé, cherche ailleurs guérison,

Un autre tient ma franchise en prison,

Un dédaigneux, un farouche Satyre,

Vers qui dolente ore je me retire,

Vers qui l’amour furieux m’a réduit

À mettre bas une honte qui nuit.

 

 

Scène II

 

DAPHNIS, CORINE

 

DAPHNIS.

En vain dit-on que le temps déracine

Nos plus grands maux, (salubre médecine,)

Ma flamme croît par la suite des jours,

Et d’heure à autre elle augmente toujours :

Le beau portrait d’Alphée, inséparable,

Prive mes yeux du somme désirable :

Que si l’esprit succombe au soin pesant,

J’entr’-oi la belle en songe me disant,

(Songe fondé sur beaucoup d’apparence,)

Viens mon pasteur, viens ma seule espérance,

Viens, mais plutôt aujourd’hui, que demain,

Briser les ceps de ce père inhumain,

Ceps, que pour toi renforce le barbare,

Bien que nos cœurs l’absence ne sépare,

Bien que la honte empêchât mon désir

De s’exprimer n’en ayant le loisir,

Tu vis Berger depuis en ma pensée,

Qu’en ce Dédale obscur tu m’as laissée.

Pareils discours tenus de sa beauté,

À ce besoin somment ma loyauté

De la revoir, de tenter la fortune :

Voici Corine, ô rencontre importune !

S’il faut qu’elle ait prévenu le secret,

Tous tes desseins avortent indiscret.

CORINE.

Que fait pensif le pasteur que j’adore ?

DAPHNIS.

Tu me viendras assassiner encore.

CORINE.

Oui bien cruel, qui te ressemblerait,

Qui de meurtrir scrupule ne ferait.

DAPHNIS.

Que ce propos sonne mal en ta bouche,

Propos d’amour chez une vieille souche.

CORINE.

Me dire jeune.

DAPHNIS.

On ne te croirait pas.

CORINE.

Ne décrépite, abbayante au trépas,

Une vigueur me tient entre deux âges,

Capable encor d’asservir des courages.

DAPHNIS.

Les enfers n’ont de mon si malheureux,

Qui te voulût courtiser amoureux.

CORINE.

Moqueur, moqueur, tu as toute licence,

C’est abuser pourtant de sa puissance.

DAPHNIS.

Tu me réduis outre la volonté,

Outre l’humeur, à paraître effronté.

CORINE.

Hélas ! pourquoi ? pense que l’Arcadie,

Non l’univers, en sa masse arrondie,

N’eurent, et n’ont, et ne peuvent avoir,

Qui sur mon âme obtint même pouvoir.

DAPHNIS.

Pense qu’amour les désirs n’apparie,

Où l’âge ainsi dissemblable varie.

CORINE.

Trente-huit ans bornent la mienne au plus.

DAPHNIS.

De bons amis te gardent le surplus.

CORINE.

Veux-tu m’aimer, au cas que je le trouve,

Qui là dessus véritable me prouve ?

DAPHNIS.

Veux-tu me croire, et m’obliger aussi ?

Laisse-moi seul m’entretenir ici.

CORINE.

Tu t’entretiens dessus l’incertitude,

Et au certain gît la béatitude.

DAPHNIS.

Nomme l’objet de mes pensers, après,

J’honorerai ton art d’un beau Cyprès.

CORINE.

Suffit, que seule à poursuivre ta grâce,

Tu ne serais comme tu es de glace.

DAPHNIS.

Énorme abus, le monde finirait

Si de nous deux sa ressource il tirait.

CORINE.

Qu’ai-je commis coupable de ta haine,

Cœur de rocher, âme trop inhumaine ?

DAPHNIS.

« On doit haïr les vices, seulement

« Pour l’amour d’eux, leurs hôtes nullement !

CORINE.

Apprend de moi, rude, et simple novice,

Que la nature incompatible au vice,

N’en connaît point, quand un couple amoureux

À ses plaisirs se lâche vigoureux.

DAPHNIS.

Apprend de moi, que l’affection vraie,

Jamais au cœur n’imprime qu’une plaie,

Que l’on n’en peut servir deux à la fois,

Et puis, qu’il n’est feu que de jeune bois.

CORINE.

Tu as raison, la torche nuptiale

Désire toute une amitié loyale,

Te doit venir quelque jeune beauté,

Sur tes désirs tenant ta primauté,

Mais ne préviens l’heure de ce servage,

L’Hymen vaut pis quelque fois qu’un veuvage,

Du moins attend la fête à la chômer,

Et jusques-là ne laisse de m’aimer.

DAPHNIS.

Présume au cas que ce prodige avienne,

Que ta prière aucune grâce obtienne,

Voir les poissons paître nos prés herbus,

Voir d’Occident lever le blond Phœbus,

Voir les agneaux mettre les loups en fuite :

Ne rougis-tu mille fois éconduite,

De retenter la honte d’un refus,

Qui son auteur épouvante confus ?

CORINE.

Garde qu’en fin ta rogue félonie,

Un repentir ne s’attraine punie.

DAPHNIS.

Garde, qu’en fin redoublant mon courroux,

Tu sois l’opprobre, et la fable de tous.

CORINE.

Le mal venu dis que tu le mérites,

Que veux adonc, ne larmes hypocrites,

N’amolliront l’équitable rancœur :

Ains plus courtois, n’en venons-là mon cœur,

Amour m’apprit des leçons de jeunesse,

Qui valent bien qu’un pasteur me caresse.

DAPHNIS.

Va les montrer aux nocturnes esprits,

Vieille furie, infernale Cypris,

Soûle avec eux ton impudique rage,

Une autre sainte attire mon courage :

Reçoit mes vœux et me tient en souci,

Plus fol encor de m’arrêter ici.

CORINE seule.

Emprunte à fuir ma haine colérée,

Les ailerons des enfants de Borée,

Où bien du Thrace emprunte les chevaux,

Sur les épis courants, et sur les eaux,

Tu ne saurais échapper ma vengeance,

Qui te talonne, (incroyable allégeance !)

Tu ne saurais, tigre au visage humain,

Parer les coups de ma fatale main :

Te prendre à moi, vermisseau téméraire ?

À moi, qui fais la Lune obscure, et claire ?

Qui puis d’un champ transporter les moissons ?

Muer le corps en diverses façons ?

Faire frémir l’Érèbe à ma parole :

Sus donc réprime une arrogance folle,

Marche invisible ores dessus ses pas,

Et où l’amour lui sème un autre appas,

Ou l’aveuglé ses espérances fonde,

Qu’un désespoir impourvu le confonde :

Œuvre de peu, qui vaut autant que fait,

Dont le propos coûte plus que l’effet.

 

 

Scène III

 

ALPHÉE, DAPHNIS, CORINE

 

ALPHÉE.

Chétive Alphée, à ce coup tu es prise,

La flamme croît en tes veines éprise,

Aveugle flamme, étrange passion,

Que d’un pasteur nourrit l’impression,

Que ce Daphnis, la gloire de son âge,

Avait prédit à ton jeune courage :

Tu ne vis plus sinon de ce penser,

Dût mille fois mon père s’offenser,

J’aime Daphnis, époux je le désire,

Époux chez qui Môme n’a que redire,

De bons parents, beau d’esprit, et de corps,

La palme acquise entre les plus accorts

Officieux, et que la voix commune

Tient mériter quelque grande fortune.

Mon père à tort le soupçonne trompeur,

L’Hymen offert, caution de sa peur,

L’Hymen offert en bonne conscience,

Pour lui tuer ce ver de défiance :

Mais l’ombrageux rebelle à la raison,

Veut confiner ma jeunesse en prison.

Ô cruel père ! Ô déplorable Alphée !

Que ne m’as-tu en naissant étouffée ?

Ains que tu n’es averti mon berger,

Comme le temps d’avis me fait changer,

Comme à ses vœux t’implore une captive,

Dieux ! le désir de jugement me prive,

Où ce Soleil à point nommé me luit,

Lui-même vient par le bonheur conduit,

Déguise un peu la joie immodérée,

Qui te rendrait beaucoup moins désirée,

Et ne montrant l’apercevoir si près,

Saches s’il vient sur ton sujet exprès.

DAPHNIS.

Mère d’amour, à ce tien bénéfice,

Mon cœur dévot promet un sacrifice,

Puisqu’un rayon de ce bel Orient

Daigne sur moi s’épandre souriant,

Puisque ma peine heureuse, outre mesure,

Cueille à présent cette agréable usure,

Mais tu pourrais de là haut mon souci,

Pour le devis descendre jusqu’ici.

ALPHÉE.

Rien moins pasteur, oblige ma misère,

De n’être en vue aux aguets de mon père

Passé là bas retourne tout soudain,

De mon vouloir t’instruire par ma main.

CORINE.

Nous commençons à éventer la mine,

Qui causera sa honteuse ruine.

DAPHNIS.

Ô doux oracle, à moi plus précieux,

À moi plus cher que provenu des Cieux,

Effectué tu me combles de gloire.

CORINE.

Avant combattre il chante la victoire.

DAPHNIS.

Autre qu’un Dieu ne fléchit son désir,

Qui disposé me donne loisir

De redoubler l’amoureuse prière.

CORINE.

Tiens la faveur, et première, et dernière.

DAPHNIS.

Sa grâce ouverte à ma fidélité,

N’importe plus qu’un vieillard irrité.

CORINE.

Plus que jamais, sa colère opposée

Pareils desseins convertit en risée.

DAPHNIS.

À ce signal qu’elle donne du chef,

Cours t’affranchir de doute, et de méchef.

ALPHÉE lui donnant un fuseau.

Reçois Daphnis ce gage, que te donne

Tout ce que peut une volonté bonne :

Tu trouveras le lisant à l’écart,

Pourquoi si tôt j’esquive ton regard,

Et autre chose ; Adieu, plus de demeure,

Restreins les ceps qu’à ton sujet je pleure.

DAPHNIS.

Adieu ma vie, Adieu chaste beauté,

Crois que dans peu ma ferme loyauté

Livrera sa captive Andromède :

« Hormis la mort on trouve à tout remède :

Onc tyrannie injuste n’a duré :

Suffit d’avoir ton courage assuré,

Sous tel aveu ma dextre assez hardie

Viendrait à bout de toute l’Arcadie :

Elle n’a plus qui soutienne ses coups :

Or maintenant profane à deux genoux,

Mille baisers imprimés sur ce gage,

Rend-lui dévot ce que tu dois d’hommage :

De ce fuseau pend l’heur de tes destins,

La belle Parque à qui tu appartins,

(Fuseau reçu dans les astres célestes,)

Par toi me rend ses désirs manifestes.

Lisons, hélas ! à grand peine mes yeux

Peuvent souffrir son objet radieux,

Lisons, mais bas, car l’importance extrême

D’un tel secret je ne fie à moi-même,

Relis, bons Dieux ! ma créance défaut,

À ce bonheur qui me ravit là haut :

Retire-toi, que l’excessive joie,

Au lieu du corps ne fît l’ombre ta proie,

Qu’une Eurydice à ce proche retour

Me replongeât dans le triste séjour.

CORINE.

Jamais oiseau pris dedans la pantière,

Ne me donna victoire plus entière :

Leur imprudence arme de ton courroux,

Plus dangereux que n’est un lion roux,

Aspre, mortel, qui sait l’heure de poindre,

Dissout leur couple avant que se rejoindre :

Trouve le père, et mot à mot lui-dis,

De ses amants le dessein mal-ourdi :

N’épargne ruse, où imposture aucune,

Qui puisse aigrir son levain de rancune :

Verse de l’huile en ce feu trop épris,

Qu’un orgueilleux maudisse son mépris,

Pour le secret que le fuseau te cache,

Il ne faut pas qu’aucun démon le sache,

Où révélé dedans ce cœur exprès,

Rien ne s’oppose à ma vengeance après.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ISANDRE, ALPHÉE

 

ISANDRE.

Incorrigible, exécrable vipère,

Qui fais mourir, et remourir ton père,

Fille rebelle à mes commandements,

Qui sous ce front hypocrite démens

Une luxure en l’âme enracinée,

Une fureur de paillarde effrénée,

Que pourras-tu coupable répliquer ?

Et quel mensonge impourvu fabriquer,

Sur l’entrevue impudique permise

À ce pasteur qui rit de la sottise ?

Non, peu s’en faut qu’avec ces propres mains

Je ne t’étouffe opprobre des humains.

ALPHÉE.

Mon innocence ose dire accensée,

Qu’à la fenêtre achevant ma fusée,

Daphnis passait, où vue à son salut

Le mien manquer du devoir ne voulut,

Tous nos discours finis en trois paroles,

Où bien il faut insensibles idoles,

Être du tout perclus de sentiment,

Où avancé rendre ce compliment.

ISANDRE.

Et le fuseau que tu allas inscrire ?

ALPHÉE.

Confuse hélas ! je ne sais plus que dire.

ISANDRE.

Parle, répond sur le principal point,

Ce murmurer ne te garantit point.

ALPHÉE.

La peur de vous plus craint que le tonnerre,

Me le fit choir d’entre les doigts à terre.

ISANDRE.

L’effronterie ! ô la méchanceté !

Ce que tu fais convainc ta fausseté,

Ne fis-tu lors à ce pasteur attendre,

Que le fuseau sur son écorce tendre,

Lui enseignât l’heure du rendez vous ?

N’embrase plus le feu de mon courroux,

Tout l’Océan ne laverait capable,

L’énormité d’un crime si coupable.

ALPHÉE.

Ne vous veuillez davantage irriter,

Ains patient ma prière écouter.

ISANDRE.

Prière, afin que la fraude m’abuse.

ALPHÉE.

Non, mais afin de savoir qui m’accuse.

ISANDRE.

Daphnis par tout le divulgue à bon droit,

Car qui moqueur en son lieu s’abstiendrait ?

ALPHÉE.

Que l’on me tue, au cas que de ma vie,

Ce médisant me provoque l’envie

De le revoir, de le favoriser

D’aucun regard, que pour le mépriser.

ISANDRE.

Certes voilà qu’un bon démon inspire,

Et qu’à ton mieux ma volonté conspire :

Pense qu’ainsi tu te tiens au plus sûr,

Ne m’éprouvant que la même douceur.

ALPHÉE.

Ô justes Dieux, ennemis du parjure,

Avez-vous pu permettre telle injure :

Avez-vous pu permettre justes Dieux,

Qu’on déloyal en me perdant des yeux,

De sa parole ait perdu la mémoire ?

Hélas ! hélas ! à qui doit-on plus croire ?

Daphnis trompeur, et perfide, ne crois,

Qu’en l’univers habite plus de foi :

Daphnis trompeur ! homme qui vive au monde

Ne m’éprendra d’une flamme seconde :

Tel sombre auspice, en son malheur heureux,

Éteint chez moi tout désir amoureux !

Mais le moyen que sa langue indiscrète

Parlât si tôt de chose si secrète ?

Les signes vrais sur ce sujet donnés,

Et non venus de témoins soupçonnés,

Prouvent la fraude exécrable brassée,

À qui te garde une bonne pensée,

Tu le paieras tôt, où tard, imprudent,

Mon honneur sauf du naufrage gardant.

 

 

Scène II

 

DRYADE, SATYRE

 

DRYADE.

Lasse de perdre une ocieuse peine,

Presque sans voix, sans force, sans haleine, ·

Qu’une sueur baigne par tout le corps,

La forêt n’a détours, grottes, ne forts,

Sources, fonceaux, ne cavernes moussues,

Ombrages frais, promenades, issues,

Bref aucuns lieux, où pouvoir plus chercher,

Le beau Soleil de mon Satyre cher !

Qui sait hélas ! si Diane amoureuse

L’a point ravi de ses baisers heureuse ?

Le tient reclus nouvel Endymion,

Dedans quelque antre à même occasion ?

Il me souvient qu’à la proche saussaie,

Par fois de l’arc le folâtre s’essaie,

Puis exercé désirant sommeiller,

Là sur les fleurs choisit son oreiller :

Un bon amour m’inspire un bon augure,

Et j’entrevois sa céleste figure,

Que tient Morphée à l’ombrage étendu,

Semblant avoir ma venue attendu :

Sus donc mes yeux, que l’on admire à l’aise

Tant de beautés qui m’emplissent de braise :

Sus donc mes yeux faites un long repas

De ces beautés votre mortel appas ;

Ce front sanguin sous sa rouge teinture

Montre un amant de robuste nature ;

Cette perruque a parmi l’épaisseur

Je ne sais quoi de luisante noirceur,

Qui me plaît plus que ces blondes frisées,

De l’artifice, et du fard composées ;

Après ce nez me contente, aquilin,

Nez de qui penche à l’allégresse enclin ;

Sa bouche plus que la rose vermeille,

M’excite en l’âme une ardeur nonpareille,

De la baiser avidement, n’était,

Qu’un réveil proche appréhender on doit.

SATYRE.

Fière Corine accole ton Satyre.

DRYADE.

Dormant il rêve, et me provoque à rire ;

Or te peux-tu prévaloir d’un bon tour,

Ceins-lui de fleurs le chef tout à l’entour,

Signe muet qui captive sa grâce,

Qui te fondra ce courage de glace.

SATYRE.

Tu ne saurais qu’inique refuser

À mes travaux la faveur d’un baiser.

DRYADE.

Quoi que ce soit l’illusion plaisante,

Une laideur belle lui représente,

Corine vieille estimant embrasser,

Qui lui demeure encores au penser.

SATYRE.

Tu ne viendras à bout d’une entreprise,

Quant au pasteur qui ta flamme méprise.

DRYADE.

Comme l’esprit vague jamais ne dort,

Son hôte pris du frère de la mort ;

Mais achevons la guirlande avancée,

Dans un tortis de lierre entrelacée,

Propre ornement sur le chef du vainqueur,

Qui mène esclave en triomphe ton cœur.

SATYRE.

Veux-tu venir en ma grotte parée,

À recevoir tes grâces préparée ?

Où force fruit, force laitage frais,

Que dédaigneuse ainsi tu me déplais.

DRYADE.

Faite autant vaut selon ma fantaisie,

De chaque fleur odoreuse choisie,

Prend derechef sa mesure, premier

Que ses deux bouts ensemblement lier.

SATYRE.

Je sens ici quelque mouche importune.

DRYADE.

De l’éveiller tu as couru fortune :

Or ce péril esquivé, tout va bien,

Si tu bénis mon labeur, Paphien,

Sans lui toucher presque s’il t’est possible ;

Sus pose là, te rendant insensible :

Certes voilà le portrait d’un Adon,

Voilà qui vaut cent baisers de guerdon ;

Tant elle sied, tant elle a bonne grâce,

Avec ces fleurs qui ombragent sa face,

Coye en silence attend donc le réveil

De ce Phœnix en beautés nonpareil.

SATYRE.

Tu me veux fuir ? ô l’agréable songe,

Où mon amour détenu se replonge,

Corinte avait ses bras entre les miens,

Heureuse feinte, hé ! que tu ne reviens ?

Puisque l’effet véritable n’arrive,

Qu’un ombre au moins l’espérance cultive,

Spectacle étrange et plein de nouveauté !

D’où me provient cette douce beauté ?

D’où ce chapeau qui le chef n’environne,

Tissu de fleurs que le Printemps nous donne ?

Nymphe gentille, ainsi donc moins à toi,

Qu’à ton loisir ma couronne je dois.

DRYADE.

Tu ne la dois qu’à tes rares mérites,

Chez qui Venus a logé ses Carites,

Satyre aimable en toute qualité,

Soit pour la forme, où pour l’agilité.

SATYRE.

Peu dessus moi l’emportent à la course,

Encor hier je luttai contre une ourse

Qui succomba.

DRYADE.

Tu n’as rien d’imparfait.

SATYRE.

Trop glorieux ta louange me fait.

DRYADE.

Ne me crois pas, viens voir dans la fontaine,

Qu’à peu de coût, et aussi peu de peine

On te rendra plus beau que le berger

Des trois beautés élu pour les juger.

SATYRE.

À faute d’autre aucunement passable.

DRYADE.

Ta couleur brune en est moins périssable.

SATYRE.

Je veux, miré sur ta relation,

Me rendre au lieu de l’assignation.

DRYADE.

Tel cherche loin sa fortune meilleure,

Qui la regrette, et bien souvent la pleure.

SATYRE.

Plus m’apparaît mon image sur l’eau,

De fleurs ornée et plus je me vois beau,

Joint que ce lierre un Bacchus remémore,

Ayant conquis les peuples de l’Aurore ;

Chère Dryade, après un petit tour

Fait ici près, tu me vois de retour.

DRYADE.

La vérité peut naître du mensonge,

La vérité luit à travers ce songe,

Et mon cerveau s’imprime d’un martel ;

Ses pas suivis, voyons s’il sera tel,

Que de vouloir me préférer d’amie,

Cette Corine, une vieille lamie ;

Lors plus perdra qui plus y aura mis,

Lors quitte à quitte ensemble, et bons amis.

 

 

Scène III

 

DAPHNIS, ALPHÉE

 

DAPHNIS.

Heureux Berger, ta captive maîtresse

T’accusera désormais de paresse,

Le temps venu qu’elle assigne à la voir,

Temps précieux te somme du devoir,

Porte le corps où l’âme te précède,

Où le mérite à la constance cède,

Où pèlerin, ton voyage expiré,

Rendra tes vœux au temple désiré :

Non pas du tout, ce premier sacrifice

Montre sans plus la Déesse propice,

Et que l’espoir de sa grâce à venir,

Doit mes travaux entièrement finir,

Doit leur moisson tardive avec usure ;

Proche du lieu, trop tôt ne t’aventure,

Que le vieillard son argus défiant,

Ne ruinât le dessein l’épiant :

Préservez-nous bons Dieux de tel esclandre ;

Je l’aperçois comme lasse d’attendre,

Qui me regarde avec un ris amer,

Tu vas mon cœur la paresse blâmer.

ALPHÉE.

Double de front, ainsi que de courage,

Malin, rempli de fraudulente rage,

Oses-tu bien te remontrer à moi,

Après ingrat un parjure de foi ?

Après avoir (cruelle perfidie !)

Mis mon honneur en proie à l’Arcadie ?

Après avoir téméraire indiscret,

À tout un monde éventé mon secret ?

DAPHNIS.

Te moques-tu ma chaste Cythérée ?

Oui, tu voudras faire la colérée

Pour éprouver si ma fidélité

Dure toujours de même qualité ?

ALPHÉE.

Ô l’impudence ! ô la ruse effrontée !

Contente-toi, qu’une fois affrontée,

Dorénavant tu m’es plus odieux,

Qu’onc tu ne fus agréable à mes yeux !

DAPHNIS.

Le criminel ne subit son supplice,

Qu’après l’arrêt prononcé de justice ;

Cruelle Alphée, au moins me diras-tu,

Quelle imposture absent m’a combattu.

ALPHÉE.

Mon père sait, du bruit vulgaire apprise,

L’ambition d’une vaine entreprise,

Sait le signal, sait les propos tenus,

Entre nous deux seulement parvenus,

Passe chemin, s’enquérir davantage,

D’un trait moqueur aggrave cet outrage.

DAPHNIS.

Autre que toi n’oserait maintenir,

Ce tour perfide en rien m’appartenir ;

Si ton secret m’échappa de la bouche,

Que Jupiter mort à tes pieds me couche.

ALPHÉE.

Tu le sais trop, complice des amants,

Rire là haut à tous leurs faux serments,

Adieu volage, Adieu, n’espère au change

De mon amour ne profit ne louange.

DAPHNIS.

Cruelle écoute, et ne soufre une erreur

Sur l’innocent exercer sa fureur.

ALPHÉE.

Tu veux en vain d’une nouvelle nue

Envelopper la vérité connue.

DAPHNIS.

Nomme quelqu’un de ce monde, qui dit,

Daphnis auteur du parjure maudit ;

Sans passion examinant l’affaire,

Tu trouveras le seul qui me défère,

Juge et partie, impitoyable avoir

Su le secret de qui ne l’a pu voir.

ALPHÉE.

Rien moins pipeur, l’absence paternelle

Te rend coupable, où bien moi criminelle.

DAPHNIS.

Ô Cieux ! le charme opère en ce malheur.

ALPHÉE.

Encore pis.

DAPHNIS.

Et ma juste douleur

Te va contraindre, exécrable sorcière,

Avant que fuir la céleste lumière,

De t’avouer autrice du forfait ;

Ta jalousie, et non autre l’a fait.

ALPHÉE.

Daphnis, hélas ! un désespoir l’emporte,

Qui sur le front son innocence porte,

Reviens berger, je te soupçonne à tort,

Mon père aura comploté ce discord,

Corine et lui, tu me la remémores,

Furent hier à consulter encores,

La misérable, en faveur de son art

Vint découvrir nos secrets au vieillard !

Ô simple fille ! ô crédule insensée !

Tu as trop tôt la parole avancée,

Qui le pasteur du désespoir conduit

À quelque coup homicide réduit !

Qui te le perd, indigne de sa grâce ;

Sus donc mes pleurs ondoyez sur ma face,

Sus, que recluse à force de gémir,

Je puisse l’âme en mes plaintes vomir.

 

 

Scène IV

 

CORINE, SATYRE, DRYADE

 

CORINE.

L’impatience agite ma pensée,

Comme une nef des ondes balancée,

Comme un roseau deçà delà mouvant,

Qui n’a d’arrêt sous les soupirs du vent ;

Telle j’attend la périlleuse issue

D’une discorde à ces amants tissue,

D’une fallace, ains d’une trahison,

Qu’à ma vindicte extorque la raison :

Te repens-tu ? Non, quiconque t’irrite

Veut sa ruine, à bon droit la mérite,

Et ce superbe avoir humilié,

Et ce tyran tenu mieux que lié,

Tous ses desseins convertis en fumée,

Te fera crainte ensemble, et renommée !

Jamais, jamais ne te venge à demi,

Aussi l’as-tu capital ennemi ;

Pourquoi ? la fourbe en secret pratiquée,

Au père seul discret communiquée,

Demeurera secrète entre nous deux ;

Ô le plaisir de ce bouquin hideux,

Qui vient ici la tête couronnée,

Reprendre encor sa poursuite obstinée !

SATYRE.

Que diras-tu ma belle, de me voir

Une faveur pareille recevoir ?

CORINE.

Une faveur marque de ta folie.

SATYRE.

Oui, oui, faveur d’une Nymphe jolie.

DRYADE.

Tu la peux bien dernière publier.

CORINE.

Et qui voudrait jusques-là s’oublier ?

SATYRE.

Comme tu fais, chacun ne me méprise,

Une Dryade, et ce nom te suffise.

CORINE.

La misérable a le goût dépravé.

SATYRE.

Ses belles mains flatteuses m’ont lavé.

CORINE.

Tu as pourtant plus d’un bon doigt de crasse

Dessus la peau de ta vilaine face.

SATYRE.

Me croiras-tu, que raillerie à part,

Dedans un pré sommeillant à l’écart,

Cette flatteuse éperdument éprise,

Après (Dieu sait) combien de peine prise,

À mélanger, et assortir ces fleurs,

(Qu’un bel émail bigarre de couleurs,

M’en est venu environner la tête,

À mon réveil attendant toute prête.

DRYADE.

Ô l’impudence ! ô la témérité !

CORINE.

Tu aurais bien tes cornes mérité,

N’empoignant pas l’occasion sur l’heure.

SATYRE.

J’attend chez toi ma fortune meilleure.

CORINE.

Frivole attente, attente de néant,

Tu es en vain à ce morceau béant.

DRYADE.

Ainsi dans l’eau le matin qui aboie,

Veut prendre l’ombre, et laisse aller sa proie.

SATYRE.

Ne m’use plus d’un langage moqueur,

Suis-je pas beau de la sorte, mon cœur ?

CORINE.

Fort, et ce chef que la Lune gouverne,

Tout propre à faire un bouchon de taverne.

DRYADE.

Voilà draper le rustre comme il faut.

CORINE.

Sais-tu que c’est, vite gagne le haut.

SATYRE.

Doncques après l’amoureuse embrassée.

CORINE.

D’autres soucis m’occupent la pensée,

Retire-toi avant que mon courroux

Face éclater un orage de coups.

SATYRE.

À ce refus indiscret qui me chasse,

Une plus jeune acceptera ta place.

CORINE.

Va, que le Ciel te puisse à l’avenir

Confondre en cas que veuilles revenir.

DRYADE.

Tu ne tiens rien, ton option mal faite,

Me préférant une sorcière infecte,

À qui tu sers de fable et de mépris,

Te cuira trop, mon dessein mal compris,

Traitre vanteur, monstre, la même ordure,

La laideur même, et la même luxure,

À peine encor puis-je croire mes yeux,

De ce prodige avenu pour un mieux,

Oui, vrai prodige à qui se représente,

D’un tel amour la matière plaisante,

Et que ce fol à l’incertain courant,

En sa folie ores sage me rend.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DAPHNIS, CORINE, MÉLANIE

 

DAPHNIS.

Elle me fuit la jalouse Mégère,

Qui de brasser la ruine s’ingère

D’un vertueux et légitime amour,

Que je ferai malheureuse à son tour,

Aucuns démons, caractères, ni charmes,

Soumissions, prières, feintes, larmes,

N’empêcheront que ce bras irrité

Ne la contraigne à dire vérité,

Ne la contraigne à t’ôter de scrupule,

Fière beauté surprise, trop crédule,

Beauté captive, à qui sa trahison

Rétreint l’enclos d’une dure prison,

Chez qui content j’épancherai mon âme,

Tout aussi tôt que purgé de ce blâme,

À celle fin que vaine ombre aux enfers,

Un père au moins te relâche tes fers,

À celle fin que tu me puisses croire,

T’avoir aimée après la tombe noire !

Sus donc, poursuis de chercher furieux,

Ha ! ce vieil spectre apparaît à mes yeux ;

Corine un mot, un mot à la pareille,

Ne pense fuir faisant la sourde oreille.

CORINE.

Fuir la clarté de mon bel Orient ?

Tu ne saurais dire qu’en riant.

DAPHNIS.

Mes ris passez trouvent leur sépulture

Dans ta jalouse, et maligne imposture.

CORINE.

Tu te méprends, vu ma sincérité.

DAPHNIS.

N’irrite plus un amant irrité.

CORINE.

L’occasion m’en demeure inconnue.

DAPHNIS.

Tu sais trop bien qui cause ma venue.

CORINE.

Non fais vraiment, si ce n’est le remords

De me donner chaque jour mille morts.

DAPHNIS.

Ôte la feinte, âme en fraude confite,

Te taire, plus que mentir te profite,

Avise au reste à me justifier,

Dessus un cas que tu ne peux nier.

CORINE.

Quel, mon souci ?

DAPHNIS.

Viens de ce pas traitresse,

Dire devant ma crédule maîtresse.

Que ton envie a seule découvert

Notre secret par les charmes ouvert,

Seule allumé le flambeau de discorde,

Qui te mérite une honteuse corde,

Qui t’éteindra la lumière du jour,

Si tu ne viens l’éteindre sans séjour.

CORINE.

Parle d’accord et d’âme plus rassise,

Qui ne savait une maîtresse acquise ?

Qui me défère, avoir (acte indiscret,)

Pour te trahir épié ton secret ?

La passion charge mon innocence

D’un crime dont elle n’a connaissance ;

La passion te fait imaginer,

Que j’aurai pu tes desseins deviner,

Chose de soi ridicule, qui passe

Avec excès en ta folle menace.

DAPHNIS.

Ton pestilent, et damnable savoir,

Qui dût le feu de guerdon recevoir,

À chez Isandre une alarme donnée,

Qui de mon heur tranchant la destinée,

Tient père, et fille, à ma ruine armés,

De ce rapport infidèle charmés,

Ne perdons plus d’ocieuses paroles,

N’oppose plus de répliques frivoles,

Tu te viendras dédire maintenant,

Rien lieu d’excuse en ce cas ne tenant.

CORINE.

Superbe apprend que la douceur me plie,

Que qui me crois fouler, je l’humilie.

DAPHNIS.

Si de plein gré suivre tu ne me veux,

On te fera venir par les cheveux.

CORINE.

Te moques-tu ?

DAPHNIS.

Sorcière détectable

Tu sentiras ma douleur véritable.

CORINE.

Ô que voilà ta ruine chercher !

Changement de Daphnis en rocher.

Sus que ce corps me devienne un rocher,

Que le supplice imite la nature

D’un, qui témoigne à la race future,

Jusqu’où s’étend le sublime pouvoir

De notre occulte et plus qu’humain savoir :

L’œuvre parfait, éjoui-toi mon âme,

Ne pense plus délivre de ta flamme,

Qu’à t’asservir ce peuple bocager,

Dessous la peur de semblable danger.

 

 

Scène II

 

MÉLANIE, seule

 

Jeux ! quel prodige à l’impourvu m’arrive !

D’effroi pâmée, et plus morte que vive,

Sur ce coteau mes aigrelets gardant,

J’étais Corine, et Daphnis regardant,

Mais qui n’ai pu de leur querelle apprendre,

Fors qu’elle vient pour la fille d’Isandre :

Que ce pasteur fâché jusqu’à la mort,

Taxait Corine en certain faux rapport,

Et la voulait, (ô l’impudence extrême !)

De vive force entrainer au lieu même :

Afin qu’Alphée, innocent reconnu,

Vît (disait-il) pareille fraude à nu :

Corine adonc de sa simple parole,

A fait ce corps une pierreuse idole,

Ce corps, qui fut à la troupe si cher,

Porte changé la forme d’un rocher :

Métamorphose étrange, qui m’étonne,

Qui sa nouvelle à te porter me donne,

Compagne Alphée, hé ! Cieux, que ce moment

T’éperd un rare, et agréable amant !

 

 

Scène III

 

SATYRE, DRYADE

 

SATYRE.

Jamais trop tôt nous ne devenons sages,

Comme au rebours de périlleux passages

Onc assez-tôt ne peuvent s’affranchir :

N’espérant plus une ingrate fléchir,

Une beauté qui passe surannée,

Trouve changeant meilleure destinée,

Cette Dryade a bien d’autres appas,

Sans perdre là ne prières, ne pas :

Jeune, gaillarde, allègre, vigoureuse,

De ton service elle se tient heureuse,

Ton seul objet lui donne de l’amour :

Va donc changer les ténèbres au jour,

Un rude hiver à une primevère,

Puise en son sein l’eau qui te désaltère,

Sein receleur de mille Cupidons,

Qui se termine en deux petits brandons,

Beau sein, chez qui sans labeur je moissonne,

Où corrival je ne craindrai personne,

Où mon mérite une palme s’obtient :

Tout à propos sa rencontre survient :

Elle prévoit ma rigueur adoucie :

Belle Dryade, à moi, ne te soucie,

Tu jouiras, ains joui de tes vœux

Qui n’auront plus d’obstacle si tu veux.

DRYADE.

De son état ma fortune contente,

À l’avenir davantage n’attente.

SATYRE.

Hormis un point, qui concerne mon bien,

Défectueux ma fortune n’a rien.

DRYADE.

L’exception t’abuse imaginée,

Que mon esprit ne conçoit devinée !

SATYRE.

Comme tu sais l’art de dissimuler,

Et un courage à petit feu brûler.

DRYADE.

Non pas le tien, que Corine possède.

SATYRE.

Plus qu’une ronce à la rose ne cède,

Plus qu’une étoile au nocturne flambeau,

Le moindre attrait de ton visage beau,

À l’infini sur Corine l’emporte,

D’elle chez nous la souvenance est morte.

DRYADE.

Quelque refus cause ce changement.

SATYRE.

Plutôt qu’amour, je nomme enragement,

L’affection qui m’inclinait vers elle.

DRYADE.

Tu trouveras mon erreur mutuelle.

SATYRE.

Et comme quoi ?

DRYADE.

Cela ne se dit point.

SATYRE.

Orsus ma Nymphe, orsus, venons au point.

DRYADE.

Et à quel point désires-tu qu’on vienne ;

Chacun, (Satyre) à ce qu’il a se tienne.

SATYRE.

J’accepte l’offre, accepte le devoir

D’un qui se tient trop heureux de t’avoir.

DRYADE.

Tu ne m’auras que selon l’ordinaire.

SATYRE.

Toi, démentir ton humeur débonnaire ?

Me dénier un réciproque amour ?

Te ne ferais jamais ce lâche tour.

DRYADE.

L’occasion (dit certaine sentence)

Traine compagne après la repentance.

SATYRE.

Non pas vers nous, qui le temps avenir

La pouvons faire à l’aise revenir.

DRYADE.

Satyre, ainsi comptes-tu sans ton hôte.

SATYRE.

Aucun forfait de ta grâce ne m’ôte.

DRYADE.

Tu n’y fus onc sinon légèrement.

SATYRE.

M’aimes-tu pas ? par le sincèrement.

DRYADE.

Oui, d’amitié commune, indifférente.

SATYRE.

Plutôt que d’être en tes désirs errante.

Tu permettras notre douce union.

DRYADE.

Tu te déçois de trop d’opinion,

Adieu, refus d’une vieille Mégère,

Tu es plus fol, que je ne suis légère.

SATYRE.

Me fuir après mon secours imploré ?

Me dédaigner, et m’avoir adoré ?

Cela ne sent que l’illusion pure

D’un songe fait pendant la nuit obscure :

Cela ne sent aucune illusion,

Mais bien m’apprend que vaut l’occasion,

Et que lâchée elle n’a de reprise :

Soit, amoureux poursuis ton entreprise,

Désespère quelle ne pense pas.

Ayant promis, faire perdre mes pas.

 

 

Scène IV

 

ISANDRE, ALPHÉE, MÉLANIE

 

ISANDRE.

Que pleures-tu ? ces larmes épanchées

Prouvent l’ardeur de tes flammes cachées,

Outre un complot d’illicite amitié,

Qui croît ta honte en pareille pitié,

Pour me complaire, et pour ta renommée,

Fais que ce deuil se dissipe en fumée.

ALPHÉE.

Jamais ce deuil ne quittera mon cœur,

Défense aucune, où inique rancœur,

Non le trépas, ne m’ôte la mémoire

De ce pasteur des Arcades la gloire :

De ce pasteur immuable de foi,

De ce pasteur, qui ne vivait qu’en moi,

De ce pasteur, qu’a perdu l’innocence :

Vous obéir excède ma puissance,

Un désespoir me prépare la mort,

Si ne soufrez que (débile confort)

J’aille mes pleurs d’effusion répandre

Sur ce rocher qui ne peut plus m’entendre,

Sur ce rocher de sentiment perclus,

Qui vos soupçons ne fomentera plus,

Sur ce rocher, qui mon supplice endure,

Je dusse hélas ! trop crédule, et trop dure,

Sa place en roc insensible tenir :

Mais qui pourrait le futur prévenir ?

ISANDRE.

Tu n’eusses cru bergère Mélanie.

Jusqu’où s’étend l’amoureuse manie :

Ma fille en perd la honte, et le respect,

Ne voulant pas que je tienne suspect

L’auteur du mal, celui qu’elle confesse

Aimer malgré notre défense expresse,

Ô misérable ! ô misérable enfant !

D’oser vouloir ce qu’on père défend.

MÉLANIE.

On trouverait en la nature étrange,

Des animaux le contraire mélange :

Le cerf d’amour à la lionne joint :

Mais sa douleur ne m’émerveille point,

L’élection de Daphnis approuvée,

Une amitié mérite cultivée :

Ce pair n’avait d’où se mieux assortir,

Pardonnez-moi si je ne puis mentir,

Daphnis l’unique à son unique Alphée,

À la victoire égale son trophée :

La voix commune au moins le dit ainsi,

Et mon suffrage elle s’obtient aussi.

ISANDRE.

Chacun d’autrui juge à perte de vue,

L’affection domestique prévue,

Ne m’a le choix de ce gendre permis,

Choix reprouvé des astres ennemis,

Choix malheureux, incompatible en somme,

Car ce Daphnis jamais ne fut mon homme.

ALPHÉE.

Le plus félon regrette après la mort

Ceux qu’innocents il haïssait à tort :

Traitez humain ce pasteur de la sorte,

Ne m’empêchant vers une chose morte

Effectuer ce vœu de piété,

Vœu d’un amour vertueux décrété.

ISANDRE.

Autre que moi là-dessus ne décrète,

Tu n’iras point amoureuse indiscrète,

D’un petit mal un pire dériver,

Qui ne pourrait lors faillir d’arriver.

MÉLANIE.

Moins rigoureux, accordez sa demande,

Qu’avec les pleurs la tristesse s’épande,

Qu’après l’aspect d’un stupide rocher,

Elle n’ait plus où l’espoir attacher :

Que ce torrent d’angoisseuse amertume,

Libre lâché, se dissipe en écume,

Ce qui sera sagement prévenir,

Outre le blâme, un désastre avenir.

ISANDRE.

Je te croirai, même nous donc ensemble,

Tout de ce pas au lieu si bon te semble.

MÉLANIE.

Très volontiers, allons voir un rocher,

De nos pasteurs la merveille cacher.

 

 

Scène V

 

CORINE, ALPHÉE, ÉCHO, MÉLANIE, ISANDRE

 

CORINE.

À ce besoin qui te force toi-même,

Contrains l’Érèbe, et sa cohorte blême,

De révéler si lui rendant le jour,

Tu fléchirais ce cruel à l’amour !

Sus accompli tel Magique mystère,

À ton pentacle ajoute un caractère,

Parfume-le de verveine, et d’encens,

Murmure encor trois mots assez puissants,

Traitres démons, hé ! quoi ? que nul auspice

À mes désirs ne réponde propice ?

Jetons au feu derechef du laurier,

On ne l’entend favorable crier,

Tous ces esprits retenus en cervelle,

Ne t’osent dire une triste nouvelle !

Fuyez pipeurs ma colère soudain,

Ô folle attente ! ô art damnable en vain,

N’espère plus ta Magique imposture

Pouvoir ce roc ôtes à sa nature,

Une influence équitable a permis,

Que de l’humain le Tigre s’est démis,

Qu’il ne sera que ce qu’il devait être ;

Voici de quoi ta vengeance repaître,

Voici, voici, qui te vola son cœur,

Qui le rendit superbement moqueur !

Sache embusquée à quoi tend sa venue,

La peine preste à point-nommé tenue,

Que lui fera téméraire endurer,

Sa langue osant contre moi murmurer.

MÉLANIE.

Une frayeur me glace la poitrine,

De ce coteau j’apercevais Corine

Le transmuer en l’état que tu vois,

Perclus à l’heure, et de sens, et de voix,

N’en doute point, cette roche sans âme

Couvre l’objet de ta pudique flamme,

Daphnis n’est plus que ce fardeau pesant,

Dessus la terre immobile gisant.

ALPHÉE.

Pauvre pasteur, si ta forme changée,

L’humanité n’a du tout étrangée,

Si tu pouvais sous elle retenir

Quelque pitié due à mon souvenir,

Reçois ces pleurs, qui te lavent mon crime,

Et ces baisers qu’à ta bouche j’imprime :

Reçois pasteur une offrande à genoux,

De qui jadis t’avait élu d’époux,

Sans la fureur d’un implacable père :

Hélas ! ton sort ore me désespère,

ÉCHO.

Espère.

ALPHÉE.

Ô douce voix ! ô agréable son,

Qui te retient vif en quelque façon,

Présumes-tu qu’après la destinée

Je puisse Écho vivre qu’infortunée ?

ÉCHO.

Fortunée.

ALPHÉE.

Moi fortunée ? ha ! ne me déçois pas,

Tout mon bonheur ne pend que du trépas.

ÉCHO.

Pas.

ALPHÉE.

Pas, ha ! Daphnis pouvant remettre en vie.

Tu me pouvais divertir telle envie.

ÉCHO.

En vie.

ALPHÉE.

Erreur en moi pleine d’étonnement,

De t’informer de tel événement.

ÉCHO.

Ne ment.

ALPHÉE.

Ô Cieux ! parmi la douleur qui m’outrage,

Ce funéreux oracle m’encourage.

ÉCHO.

courage.

ALPHÉE.

On le prendrait, sûre que le retour

De ce pasteur dût être sans séjour.

ÉCHO.

Ce jour.

ALPHÉE.

Tu en dis trop, l’impétueuse sorcière

N’a pour la rendre éclipsé sa lumière,

Elle n’aurait si tôt chassé du cœur

Une exécrable, et jalouse rancœur.

CORINE.

Tu as raison de le croire, impudente,

Plus que jamais dure ma haine ardente,

Changement d’Alphée en fontaine.

Fontaine auprès de ton aimé rocher,

Tu peux des pleurs tout à l’aise épancher.

MÉLANIE.

Fuis Mélanie, et n’attend que son ire

Te veuille au sort de ces amans réduire.

ISANDRE.

Ma pauvre fille, hélas ! tu ne vis plus,

Ton corps dissout passe en l’humide flux,

Tu n’es qu’une eau, qui lave la racine

De ce rocher, ô cruelle Corine,

Ô déloyale, épargne son erreur,

Et sur moi seul apaise ta fureur.

Changement d’Isandre en arbre.

CORINE.

Arbre, je veux que tu suives la trace

De mon Narcisse, ainsi que de ta race,

Que triple exemple à la postérité,

Sous mon savoir effroyable irrité,

Chacun frémisse, ô stupide canaille

N’estime pas que le nombre prévaille,

Corine peut un monde exterminer,

Qui se voudrait adversaire obstiner.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

EURIALE, CHŒUR DE BERGERS, CORIDON, MÉLANIE

 

EURIALE.

Pensez amis, que pareil infortune

Touche la perte, et la gloire commune,

Que de souffrir passer impunément,

L’outrage fait en son forcènement

La cruauté d’une sorcière infâme,

Que long temps a du expier la flamme,

En peu de jours désert est le pays,

Hommes, troupeaux, à la Parque trahis,

Chacun réduit dessous sa tyrannie :

Remédions à semblable manie,

Du mal d’autrui plus sage devenus,

Ne nous laissons opprimer prévenus :

Corine craint quiconque la méprise,

Et qui la craint, la Circé tyrannise :

Or ne faut-il à demi triompher.

Mais bien cette Hydre infernale étouffer,

Mais bien contraindre à remettre en nature

Ces corps privés de l’humaine figure :

Sortir après par sa mort, du danger,

De nous plus voir en nos formes changer,

Faisons soudain, le Ciel n’a sacrifice

Plus acceptable à sa haute justice,

Que de ce monstre ennemi des humains,

Portant au sang son courage, et ses mains

Docte à former mille poisons funestes,

À nous remplir de tombeaux, et de pestes,

Qui cesserait elle éteinte, où jamais,

Il est donc temps d’y pourvoir désormais.

CHŒUR.

Sans doute elle a, cruelle outre mesure,

Commis vers tous l’irrémissible injure :

Ceux offensés, qui furent le bonheur

De l’Arcadie, et son suprême honneur :

Mais irritant une guêpe si fière,

Croire l’avoir si ce n’est par prière,

Une ruine achève d’ébranler,

C’est mal sur mal imprudents appeler,

Ja plus qu’assez appris d’expérience,

Tout asservi redouter sa science,

Seconde Hécate, elle obtient un pouvoir

Fatal à qui son ire ose émouvoir,

Ne hasardons la force téméraire,

Qu’un repentir talonne d’ordinaire.

CORIDON.

Ô simple troupe, et digne que toujours

Même fléau persécute vos jours !

Remise au pis, que sans plus Euriale,

M’aide assisté de sa dextre loyale,

Et Charme adonc, ne murmure de vers,

Ni ses regards élancés de travers,

N’empêcheront qu’elle ne restitue

L’âme à ce corps, où que l’on ne la tue ;

Daphnis le veut, un pasteur accompli,

Qui de son los tous nos bois à rempli,

Qu’aime le Ciel, et qu’honore la terre,

Bien que gisant une insensible pierre.

MÉLANIE.

Et son Alphée, innocente Beauté,

Nymphe à qui doit Venus la primauté

Nymphe, l’honneur, les délices du monde,

Que vous voyez n’être plus rien qu’une onde.

CORIDON.

Le vieil Isandre, homme si bien vivant,

Le droit sentier de la vertu suivant,

Père commun, des chétifs le refuge,

De nos discords seul équitable juge,

Mérite plus, plus de compassion,

Ne pouvant mais de telle passion.

EURIALE.

Puisque chacun participe au dommage,

Sous ma conduite, et unis de courage,

Venez Corine à frontée investir,

D’entre nos mains ne la laissons sortir,

Qu’une fin prompte au charme elle n’impose,

Ces corps tirés de leur métamorphose :

Qu’elle n’abjure un damnable savoir,

Où qu’au refus l’Orque elle n’aille voir.

CHŒUR.

Nous le voulons, et néanmoins tempère

De prime abord l’excessive colère,

« Ce qui se peut obtenir de douceur,

« Est toujours plus qu’avec la force, sœur.

 

 

Scène II

 

CORINE, TROUPE DE SATYRES, EURIALE, CORIDON, CHŒUR

 

CORINE.

Comme un lion, de fureur, et de joie,

Rugit alors qu’il découvre sa proie,

Les crins dressez, les yeux étincelants,

Sa force croît sur les troupeaux beuglants :

De même ardeur Corine colérée,

Une canaille ingrate conjurée,

Un vil amas de peuple bocager,

Qui s’achemine, et me croit saccager,

Dessein mal pris, fol dessein, que révèle

Un que retient mon salut en cervelle,

Voire premier que du désir éclos,

Que de leur bouche avoir sortir l’enclos :

Prépare toi Corine à la victoire,

Efface d’eux jusques à la mémoire,

Perds sans égard, qui conspire ta mort,

Ha ! j’aperçois les troupes de renfort,

Que le Satyre en ma faveur amène,

D’affection soufflant à grosse haleine.

SATYRE.

Tu voix Corine, une guerrière fleur,

Qui sans discours n’est que pure valeur,

Ces trois, et moi ne craignons une armée :

Chez nos pareils riches de renommée,

Toujours premiers, et derniers au combat,

À qui ne sert le péril que d’ébat :

Pan nous retient d’ordinaire à sa garde,

Pan dessus nous sûrement se hasarde,

Veux-tu quelqu’un des Martiaux exploits,

Qui dans le Ciel résonnent de ces bois ?

Mille pour un amenés tout à l’heure,

Te plégeront une victoire sûre :

Mais quel besoin d’employer que ce bras,

Contre l’effort de tes pâtres ingrats.

CORINE.

La volonté plus que l’effet m’oblige,

Car en ce cas rien de plus ne m’afflige,

Que de n’avoir un objet glorieux,

Propre à verser mon courroux furieux !

Courroux, qui peut d’une poudre menue,

Semée en l’air faire crever la nue,

Faire en plein jour les ténèbres venir,

À mon secours les éléments tenir :

Or maintenant, vos cornes aiguisées

Tels ennemis surmontent opposées,

On n’a besoin d’autres armes contre eux,

Contre l’effort de ces lièvres peureux.

SATYRE.

Voilà toujours gausseuse ta coutume,

Ce qu’il te plaît de nos forces présume,

L’expérience au besoin fera foi,

Que nous savons le métier eux, et moi.

CORINE.

Dis-tu de fuir ?

SATYRE.

De vaincre, et de défaire

Quiconque t’ose affronter téméraire.

CORINE.

Par les talons extrêmement dispos,

L’apparence est conforme à ton propos.

SATYRE.

Orsus, orsus, trêve de moquerie,

J’entend marcher une tourbe en furie,

Elle te cherche, elle vient droit à nous.

CORINE.

Et je ne veux d’armes, que mon courroux,

Ne bougez pas, qu’à l’heure qu’un orage

Leur fera perdre et parole, et courage,

Que vagabonds en fuite dispersez,

Vous poursuivrez de les battre lassés,

Silence, oyons remis, que voudra dire

Cette racaille, indigne de notre ire.

 

 

Scène III

 

EURIALE, CORINE, CORIDON, SATYRE, CHŒUR DE BERGERS, CUPIDON, ISANDRE, DAPHNIS, ALPHÉE, MÉLANIE

 

EURIALE.

Ambassadeur du peuple qui me suit,

Qu’au désespoir tes charmes ont réduit,

Rend d’amitié, la figure première

À trois qui sont de nos bois la lumière :

Ôte le sort, qui tient pernicieux,

Ces trois Soleils éclipsés de nos yeux ;

Où ne crois plus retarder, inhumaine,

Le juste effet d’une commune haine,

Tu maudiras, qui te mit dans le sein

La cruauté de semblable dessein.

CORINE.

Ma patience excuse ta folie.

Qu’une menace indiscrète publie ;

Retirez-vous, ce complot imprudent,

Va les auteurs qui s’obstinent perdant,

Je n’ai rien fait qu’encore je ne fisse

Que ce ne soit le dû de mon office.

CORIDON.

Prend, que leur peine égalée au forfait,

Tout le passé légitime fût fait,

Que ton pouvoir limite notre vie,

Et n’étant pas ta rancune assouvie,

Donne le crime au public innocent,

Vers ta pitié sa prière adressant :

Lors du tombeau tu tires l’Arcadie,

Lors une plainte aucunement hardie,

Devient muette, et feras convertir

Telle menace en honteux repentir.

CORINE.

Non, d’une main présenter sa requête,

Et dedans l’autre avoir la force prête,

S’appelle aigrir un courage irrité ;

Ceux ont au pis leur peine mérité,

Pour qui voulez la querelle entreprendre :

Hé ! quoi venir nos actions reprendre ?

Retirez-vous plus vite que le pas,

Où ma fureur ne s’épargnera pas.

EURIALE.

Chargeons amis, cette bande cornue,

À son secours malheureuse venue,

Le tout consiste à la joindre de près,

On vient à bout d’elle aisément après.

CORIDON.

Je te suivrai, donne brave Euriale,

Trempe en leur sang ta dextre Martiale.

CORINE.

Hôtes de l’air, favorables démons,

Par le pouvoir de la Dive aux trois noms,

À coups d’éclairs, de tonnerre, et de grêle

Bouleversez cette troupe rebelle.

SATYRE.

Chers compagnons, Satyres valeureux,

Suivez d’exemple un Alcide amoureux,

Le Ciel ému la victoire nous fraye.

Là se fait un grand bruit derrière le théâtre.

CHŒUR.

Corine, hélas ! fais cesser cette plaie.

EURIALE.

Ferme pasteurs, ce charme passera,

Qui sa ruine infaillible sera,

Elle n’a plus de ressource, perdue,

Mais quelle flamme intervient épandue ?

D’où ces rayons, que suit un jeune enfant,

Qui ce combat poursuivi nous défend ?

À ce bandeau, ces carquois, et ces ailes,

(D’un immortel remarques éternelles,)

Amour a pris la peine de venir,

(Prosternons-nous,) le tumulte finir.

CUPIDON.

Maître des Dieux, que l’Olympe révère,

Que Paphe adore, et Amathe, et Cythère

Que l’univers redoute, connaissant,

Tout succomber à ce dard impuissant,

Je veux Bergers, que chez vous, ma justice

Pareil orage en calme convertisse ;

Arbitre seul du discord ancien,

Je veux égal rendre à chacun le sien ;

Pour cet effet ma verge que l’on touche,

Tire d’un charme en la nocière couche,

Le plus beau pair qui habite ces bois :

Vieillard, reprend ta figure, et ta vois :

Orsus, remis chacun avec fiance,

Prenne de moi son sort en patience.

ISANDRE, rendu à sa première forme.

Ô beau Soleil ! ô claire lampe du jour,

Fais-tu chez moi ton aimable retour ?

Voilà ma fille, au moins il me le semble,

Et ce Daphnis, ressuscités ensemble :

Que veut l’amas d’un grand peuple confus ?

Onc de la sorte ébahi je ne fus !

DAPHNIS, remis à la sienne.

D’où me revient la lumière éthérée ?

D’où la beauté de mon âme adorée 

Soit, que ce soit, sa douce illusion

Flatte mes sens de telle vision ;

Céleste Alphée avance une parole,

Si tu n’es point une trompeuse idole,

D’une merveille éclairci mes esprits,

Qui les détient profondément surpris.

ALPHÉE, retournée à sa figure.

Ôte toi-même, ô Daphnis mon fidèle,

Ôte un effroi dont le sein me pantelle,

Vis-tu mon âme ? et te peut-on toucher ?

Homme à présent d’insensible rocher ?

Oui, quelque Dieu pitoyable à mes larmes,

Force Corine, et surmonte ses charmes,

Je l’aperçois ce vainqueur des humains :

Et le chef-d’œuvre appartient à ses mains.

CORINE.

Premier des Dieux, qui nous fis ouverture

De ce mélange, où gisait la nature,

Clément, pardonne à l’erreur du passé ;

À tes feux pris dans un sujet glacé,

Qui m’ont rendue, et jalouse, et cruelle,

Vers leur amour chastement mutuelle :

Pardonne hélas ! puis que tout mon savoir,

De résister contre toi n’a pouvoir ;

Puisque ta loi d’autorité suprême,

Pour être tiens, nous dérobe à nous-même ;

Puis que déjà sur l’arrière saison

Tu pris plaisir à vaincre ma raison,

Guéri le mal furieux qui m’emporte,

Où que l’enfer m’ouvre sa noire porte,

Borne ma vie, où le tourment amer,

Que ce pasteur me donne pour l’aimer.

CUPIDON.

Va, tu obtiens ta prière équitable,

Reçue au lit d’un mari plus sortable :

Du vieil Isandre encore vigoureux,

Tel mariage en mon auspice heureux :

Or toi Daphnis possède ton Alphée,

Toute rancœur vers Corine étouffée :

Pour Euriale, à son bon sens remis,

L’inepte amour d’une Dryade omis,

Je veux qu’il soit conjoint à Mélanie,

Que leurs désirs fassent une harmonie,

Bref, qu’à l’envi chacun de nous content

Épreuve un Dieu l’alliance traitant.

SATYRE.

Qu’ordonnes-tu sur le cruel martyre,

De ton plus humble, et plus dévot Satyre ?

CUPIDON.

Que ces bergers t’assommeront de coups,

Si ta folie allumé leur courroux,

Si ta fureur ne te cherche brutale,

Parmi les bois quelque maîtresse égale.

SATYRE.

Dure sentence, on ne m’y retient plus,

Règle chez eux seulement le surplus.

CUPIDON.

Allez pasteurs, records du bénéfice,

Nous commencer l’annuel sacrifice

De deux pigeons, à ma mère, et à moi :

Allez cueillir sous la nocière loi,

Une moisson des plaisirs d’Hyménée,

Marqués de blanc cette heureuse journée,

Sans craindre plus les contraires désirs,

Qu’on se relâche aux jeux, et aux plaisirs,

Où ma présence insensible assurée

Confirmera ce bonheur de durée,

Où mon plaisir m’oblige d’assister,

Prêt à punir qui voudrait résister.

ISANDRE.

Bien que résout d’achever en veuvage

Ce qui restait à la course de l’âge ;

Sous ton vouloir le mien change, pourvu,

Que de Corine accepté je sois vu,

Qu’à mon désir le sien ne contrarie,

Que le courage unis nous apparie,

Un peu grison, la valeur toutefois

Ne m’abandonne es Cypriens exploits.

CORINE.

Ores qu’un Dieu m’a querir sa blessure,

Tiens ma promesse inviolable, et sûre,

De t’obéir, et t’aimer à jamais,

Ce couple heureux oubliant désormais

Les torts reçus d’une jalouse rage,

Qui maitrisa mon obstiné courage.

DAPHNIS.

L’oracle exprès nous alliant ainsi,

Te doit ôter ce frivole souci,

Alphée, et moi t’aurons mère commune,

Alphée, échue à ma bonne fortune ;

Des maux soufferts le plaisant souvenir

Ne servira qu’à nous entretenir,

Alphée ? ô Cieux ! à peine osai-je croire,

Que mon bonheur s’obtienne tant de gloire.

ALPHÉE.

La gloire, et l’heur m’en résultent berger,

Tu ne pourrais moins avoir pour changer,

Ni moi choisir en la machine ronde

Autre pasteur qui tes vertus seconde.

EURIALE.

Ne vueille pas Nymphe te ressentir

De mon erreur purgé d’un repentir ;

Pardonne, ô belle, et chaste Mélanie,

À ma trop longue, et dure tyrannie,

Pardonne hélas ! si perclus de raison

Je préférai nulle en comparaison,

Cette Dryade, une ingrate farouche,

De qui le nom me put dedans la bouche,

Le mal commis fera dorénavant,

Vers toi mon zèle au double plus fervent.

MÉLANIE.

Il me suffit, que la reconnaissance.

D’un myrte du couronne l’innocence,

Il me suffit que ton affection

Mes vœux conduise à leur perfection.

ISANDRE.

Chacun content, le principal nous reste,

De s’acquitter vers la faveur céleste,

L’hostie offerte, et sincère, et sans pris,

Qu’Amour départ à sa mère Cypris ;

Les Dieux en peu nos courages éprouvent,

Et qu’avec eux aucun présent n’approuvent,

Ils font sentir aux parjures ingrats,

La pesanteur fatale de leur bras :

Allons amis, sa volonté suivie,

Francs de soucis, de rancœurs, et d’envie,

À qui mieux, mieux, célébrer ce beau jour,

Qui nous éclot un miracle d’amour.

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